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Le vendredi 23 décembre 2005
« BROKEBACK MOUNTAIN »
La conquête de l’Ouest
Gilles Carignan
Le Soleil
C’est ce qui s’appelle rebondir avec grâce. Loin des élucubrations de Hulk, Ang Lee tire son cinéma vers le très haut avec Brokeback Mountain, une romance interdite entre deux cow-boys, dans un Ouest américain aussi vaste qu’étroit. Aussi rare que prodigieux.
Rare, le nouveau Ang Lee l’est par la matière qu’il adresse (une histoire d’amour au masculin), ainsi que le cadre dans lequel il la fait évoluer (l’Ouest mythique des westerns virils). Prodigieux, le film l’est dans sa manière de traiter cette matière, manière à la fois sobre, pudique, suggestive, profonde. Brokeback Mountain est un diamant brut, d’une richesse inouïe.
S’il entraîne le cinéma grand public sur un nouveau terrain, le film n’est pas totalement étranger à certaines œuvres précédentes d’Ang Lee, que ce soit Garçon d’honneur, histoire d’un jeune immigrant qui mène une double vie pour cacher son homosexualité à sa famille, ou d’Ice Storm, autre tragédie contemporaine pénétrante, celle-là sur la banlieue libérale des années 70, cadre opposé à celui de Brokeback Mountain, qui offre un tout autre visage de l’Amérique à une époque similaire.
Le motif central de Brokeback... est le double. Deux hommes, deux temps, deux espaces, deux vies. Les hommes : Jake et Enes (Jake Gyllenhaal et Heath Ledger), jeunes cow-boys sans domicile fixe, engagés un été pour garder les moutons dans un sommet du Wyoming. Premier temps, premier espace : celui de la rencontre, de l’expérience amoureuse, dans le décor à la fois sauvage et bucolique de cette montagne, que les protagonistes ne quitteront jamais tout à fait.
Minutie d’un documentaliste
Ang Lee prend tout son temps pour planter le paysage, une sorte de paradis perdu isolé où deux hommes vont se trouver, loin du regard de la civilisation, qu’ils savent désapprobateur. Ang Lee filme cette idylle au sommet avec la minutie d’un documentariste désirant saisir l’essence d’un lieu. Intelligent, le cinéaste manie aussi fort bien le symbole, et brosse en une scène forte – Jake qui tente de prendre Enes au lasso – toute la nature du drame qui les attend.
Deuxième temps, deuxième espace : la vie après l’amour. C’est lorsque Jake et Enes regagnent le plancher des vaches, après l’idylle, que le film s’ouvre pleinement, en même temps que l’environnement se referme sur les amants et leur secret. L’Ouest de Brokeback Mountain n’est pas le terrain d’un ordre à établir, comme dans le western traditionnel, mais d’un ordre moral puritain à préserver. Dans ce décor conservateur, rigide, homophobe, physiquement si ouvert mais moralement si fermé, l’idylle entre Jake et Enes n’a pas d’avenir. Le second le sait mieux que quiconque. Enfant, il a été témoin du sort que les gardiens de l’« ordre » (en l’occurrence son père) font subir aux hommes qui préfèrent les hommes.
Rompus au destin tracé pour eux, ils se plient donc aux conventions. Jake et Enes prennent femmes, fondent familles, s’établissent. Jusqu’au jour où ils devront se rendre à l’évidence : impossible pour eux de vivre en occultant l’idylle au sommet sans renier ce qu’ils sont.
Brokeback Mountain est donc l’histoire de deux cow-boys qui devront mener une double vie, entre l’obligation d’obéir aux règles conservatrices de leur coin de pays et l’impossibilité de réprimer le sentiment vrai qui les anime. Brokeback Mountain est l’histoire d’un secret, motif cher à Ang Lee.
Si, dans Raison et Sentiments, le cinéaste montrait bien que les mots peuvent être un formidable paravent devant la vérité des émotions, il livre cette fois une œuvre dont la force se décuple dans le non-dit. Dans Brokeback Mountain, se taire est une cruelle nécessité, refuser de voir une manière de sauver les apparences. Que ce soit pour chacun des cow-boys, pris avec un sentiment qui les dépasse, ou pour le monde qui les entoure.
Car il y a plus dans le film que la peinture d’un amour interdit, filmé avec nuance et subtilité, admirablement servi par deux acteurs qui sans un mot parviennent parfaitement à faire sentir le trouble qui les consume (Heath Ledger est suprême). En fait, chaque avenue qu’emprunte Ang Lee ajoute à la richesse de la toile, que ce soit le rapport d’Enes avec son épouse qui a découvert son secret (superbe Michelle Williams), la difficulté de Jake d’assumer son rôle de chef de famille devant son beau-père, le lien qu’Enes développe avec sa fille aînée... La seconde partie du film est une succession de fameux moments de cinéma.
Film de suggestion, de sentiments refoulés, de connivences muettes, de tragédie silencieuse, Brokeback Mountain est l’œuvre d’un cinéaste parvenu à un raffinement sublime dans l’art de peindre en peu de traits des paysages intérieurs riches. Rien de gratuit, d’inutile, de racoleur, de spectaculaire chez Ang Lee. Pas de héros non plus dans cette histoire. Que des hommes qui souffrent de vivre dans un monde trop petit pour eux.
Jake et Enes ne pourront jamais oublier leur montagne. Nous non plus.
Au générique
- TITRE : Souvenirs de Brokeback Mountain (v.f. de Brokeback Mountain)
- GENRE : drame
- RÉALISATEUR : Ang Lee
- ACTEURS : Heath Ledger, Jake Gyllenhaal, Michelle Williams, Anne Hathaway
- SALLES : Beauport, Clap, Sainte-Foy
- CLASSEMENT : 13 ans
- DURÉE : 2 h 15
- COTE : *****
- On aime : la réalisation d’Ang Lee, la performance contenue de Ledger